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15 février 2015 7 15 /02 /février /2015 23:33
http://www.unidivers.fr/enki-bilal-bd-coup-de-sang-couleur-air-rennes/
Pour Enki Bilal la couleur de l’air est au coup de sang

Ecrit par Dragan Bkric. Publié dans Unidivers

Publié le 07 nov 2014

Enki Bilal, le célèbre auteur de BD a présenté aux Champs Libres, le mardi 5 novembre, son dernier album, La couleur de l’air, troisième et dernier tome de la trilogie Coup de sang. Rennes a répondu présent à l’appel de l’Automne littéraire pour écouter Enki Bilal commenter sa vie d’artiste. La salle remplie, silencieuse, était subjuguée par l’invité qui a raconté sa trajectoire, ses sources d’inspiration et ses méthodes de travail.

Enki Bilal

Pour comprendre son parcours, Enki Bilal l’a inscrit dans les grandes tragédies de l’Histoire contemporaine. Un petit film a aidé à découvrir le travail du créateur dans son atelier parisien confronté aux malheurs de la planète. Sarajevo, l’hôtel Moskva de Belgrade, son chat, les déflagrations de la guerre d’ex-Yougoslavie et les visages graciles tourmentés de ses héros résonnent dans ses albums comme des réminiscences subjuguées, des flèches évanescentes renvoyées du passé pour interpeler le futur. Interrogé sur son existence peu commune, le dessinateur est d’abord revenu sur ses grandes périodes marquées par ce monde haletant, tendu, plein de dissension.

Il y a eu au départ la collaboration avec Christin où il traitait le fait politique et social de manière réaliste. Le communisme et le fascisme étaient alors des dangers manifestes pour l’humanité. Cela paraissait naturel de s’exprimer sur ces sujets. Puis il y a eu la guerre d’ex-Yougoslavie qui a fait éclore le Sommeil du Monstre et la tétralogie subséquente. Sans ce conflit transfigurateur, l’auteur déclare qu’il aurait peut-être été un simple créateur de BD gros-nez comiques. Qui sait…

Enfin, le cataclysme du 11 septembre est arrivé. Et l’obscurantisme actuel n’est que la conséquence des inactions des années 80 qui avaient déjà vu se déployer la barbarie des talibans dans une indolence totale de l’Occident. « Ce monde est vraiment inquiétant et aberrant », dit-il. Et rajoute que « c’est terriblement terrible ». D’autant plus qu’il avait tiré la sonnette d’alarme à plusieurs reprises, comme lorsqu’il a anticipé l’attaque des twin towers dans le Sommeil du monstre à la manière d’un auteur de science-fiction, d’un Léonard de Vinci ou d’un Nostradamus moderne.

                                                                       

 

Est-ce la peur qui l’inspire ? demande l’animateur du débat. « Non, ce n’est pas la peur qui me pousse à créer, c’est plutôt l’horreur qui me tétanise. » Et pour l’auteur, c’est paradoxalement stimulant de s’épancher sur ce matériau cataclysmique. La gestion galvaudée de la mémoire et la répétition des erreurs du passé constituent le terreau de son terrain de jeu, le grain à moudre que crayonnent les pastels. Le dessin en est le moyen d’expression immédiatement utilisable et réalisable. Secondairement, il y a le plaisir apaisant de l’écriture, et plus encore celui de la construction du scénario par l’absurde qui se tisse tel un canevas sans que le scénariste en sache le dénouement final au préalable. Il reconnaît un côté jouissif à être le premier lecteur de sa création. Ensuite, il se retrouve parfois dans la peinture, qui, selon lui, est une activité spéciale, requérant du temps et de l’énergie. Enfin, le cinéma est une autre possibilité, mais plus compliquée à mettre en place, plus coûteuse bien sûr, surtout avec ses scénarios qui ne sont pas classiques.

 

L’auteur admet que ses héros ressemblent aux visages d’ex-Yougoslavie, au sien, et même à celui d’un acteur allemand. Concernant la technique, il a quitté sciemment le hachurage de ses débuts pour s’adonner plus librement à l’acrylique, la gouache et les pastels qui lui permettent de rehausser les valeurs des couleurs, véritables vernis chatoyant de ses planches à dessin. En la matière, le bleu est la couleur dominante. Le bleu de la mer, celui du ciel, et de l’optimisme qui est sous-jacent à son œuvre. Un second degré qui ne lui est pas reconnu d’emblée, mais dont il se réclame fortement. Un humour noir qu’il a sûrement hérité des pays de l’Est où il faisait bon relativiser afin de rendre plus vivable les conditions de vie insoutenables.

Son parcours talentueux l’a conduit jusqu’à cet album, La couleur de l’air, dernier-né de la trilogie amorcée par Animal’z et Julia et Roem. La construction d’Animal’z s’apparenterait selon lui à un western, celle de Julia et Roem à une pièce de théâtre, La Couleur de l’air à un road movie.

 

En effet, après les éléments terre et mer, Enki Bilal propose l’air symbolisé par une espèce d’arche de Noé concentrée dans un Zeppelin ayant aspiré en son sein tout l’attirail positif nécessaire pour reconstituer une nouvelle vie et recomposer un Nouveau monde. « Apoca-terra-lyptique » serait le mot triptyque qui pourrait figurer cet album fin de monde. « Je me rebelle, je me révolte, je me réorganise. » C’est ainsi qu’en lieu et place d’une intervention divine, la Terre prend en main l’avenir du monde suite à un dérèglement climatique qui a été la goutte d’eau de trop. Cette fable fait ressortir l’essentialité des puissantes créations humaines à travers notamment de fortes citations. Théodore Monod nous rappelle que « l’utopie, ce n’est pas ce qui est irréalisable, c’est ce qui est irréalisé ». Ainsi, la Terre prend le corps, elle nettoie, elle gère. « C’est extraordinaire, elle fait œuvre de morale ». Elle nous redonne une chance et ce n’est pas du hasard. Enki Bilal, par le truchement de l’immanence terrestre, scénarise dans La Couleur de l’air une réinvention du monde. Même les personnages perdent leurs noms après cette métamorphose. Tout est à recommencer en perspective d’une aube renaissante cristallisée par une réédition de couleurs paradisiaques bercées par le soleil et des sourires réapparus comme par la grâce d’une nature bienveillante.

La trilogie Coup de sang est un modèle alternatif suggéré par l’auteur. Après son présage sur la fin du communisme et sur les attentats du 11 septembre, ne serait-ce pas à nouveau un éclair de génie du dessinateur ex-yougoslave ? Enki Bilal vaut le détour. Plus que l’œuvre elle-même, le personnage attire notre esprit en demande d’artistes intelligents et généreux. Et le public intéressé et cultivé ne s’est pas trompé. Des questions lucides ont fusé : sur sa technique, son inspiration, sur la sensualité présente dans ses dessins, sur la question de Dieu, etc.

La trilogie Coup de sang d’Enki Bilal regorge de pressentiments. Verra-t-on un jour se propager ce scénario « apoca-terra-lyptique » ? Attendons le jour où comme disait Alphonse Karr « le soleil se cachera parce qu’il aura des horreurs qu’il refusera d’éclairer ».

Article publié sur Unidivers sur Enki Bilal et son nouvel album : La couleur de l'air

http://www.unidivers.fr/enki-bilal-bd-coup-de-sang-couleur-air-rennes/

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14 février 2015 6 14 /02 /février /2015 21:54
Entretien avec Erika Urien

Erika Urien - peintre

Quelles sont vos sources d’inspiration ?

Erika Urien : Mon inspiration va des collages dadaïstes des années 30 aux enluminures du moyen-âge en passant par le travail d’Alechinsky ou les peintures de Matisse. La récupération de papiers usagés porteurs de sens cachés ou non, le travail de répétition obsessionnelle de formes minuscules, l’utilisation de couleurs brutes sortant du tube en sont les manifestations les plus lisibles. Plus directement, je me sers de papiers rapportés de voyages dont les textures m’intéressent ou que je trouve beaux. Ils me permettent de ne pas créer ex nihilo.

Votre style pourrait se définir par du graphisme pictural qui, au final, donne à voir des sortes d’icônes de la nature. Cette écriture tendre et minimaliste ne tend-elle pas quelque part vers l’abstraction ?

Erika Urien : On peut en effet dire que ma manière de représenter la nature est plus proche du signe que réellement figurative. Ce n’est pas la vraisemblance qui m’intéresse, mais davantage une vision poétique. Mon évocation de la nature est onirique et la ressemblance avec la nature n’est pas mon propos.

La technique que vous employez, le cut-up, est-elle un moyen de rendre perceptible une autre dimension, « un cadre encadré » ?

Erika Urien : Le « cut-up » est une technique littéraire qui consiste à se servir d’éléments d’un texte découpé afin d’en produire un autre. Si ce n’est pas directement ce que je fais, j’utilise en réalité des éléments fragmentés et je les « ré-agence ». Préalablement à mes toiles, je travaille des dessins sur papier que je découpe et utilise dans des compositions de plus grande ampleur. J’utilise aussi notamment des fragments de journaux qui « nourrissent » mes fonds sans que ces morceaux ne soient forcément visibles en tant que tels. L’œil perçoit cette richesse malgré tout sans perika urienour autant l’identifier… Ce qui est trop évident est ennuyeux. Les dessins avec ces graphismes minuscules que je travaille avant de m’en servir comme matériaux sont remplis d’une sorte d’écriture automatique, de formes non figuratives que je décline de façon obsessionnelle. Les cadres dans le cadre au final peuvent être une façon de rappeler qu’une toile est un « cadre », donc un point de vue, donc une « fenêtre » ouverte sur une pensée, une rêverie, une absence…

Vous peignez une narration à variations multiples sous le trait de l’homogénéité. Cette histoire, d’où transparaissent en arrière-fond des arbres de vie, est-elle spécifique à cette exposition ou est-ce qu’elle est transversale à votre œuvre ?

Erika Urien : Mes toiles comportent en effet plusieurs plans qui sont créés par ces cadres et non par une utilisation de la perspective. Ces cadres et vignettes écrivent une histoire que le regardeur est libre de se raconter à lui-même. Le vertical et l’horizontal y sont toujours marqués et les formes s’équilibrent et s’imbriquent. Dans chaque toile se joue et se résout l’harmonisation des énergies féminines et masculines. L’arbre est un symbole universel et représente l’équilibre des forces par excellence. « Et si on avait besoin d’une cinquième saison ? » Celle de ce nouvel équilibre où les forces du yin et du yang s’équilibreraient enfin pour créer un véritable partage humain équitable. Les arbres apparaissent depuis quelques années dans mon travail, mais c’est la première exposition où j’en présente autant. C’était le moment pour moi de matérialiser cette forêt imaginaire. L’arbre est donc bien en filigrane dans mon travail depuis quelques années, même si dans cette série il s’impose davantage que dans les travaux antérieurs.

Définiriez-vous votre art comme de l’art moderne ? Et quelle place occupe cet art actuellement face à l’art contemporain et aux technologies ?

Erika Urien : Définir l’art est devenu très difficile. Je trouve le travail d’artistes conceptuels aussi intéressant que ce que je peux aimer la peinture en tant que telle. Peindre aujourd’hui est-il complètement dépassé face à l’existence des moyens technologiques actuels ? Je ne m’en préoccupe pas à vrai dire, mais je ne crois pas que cela soit le cas. Représenter mon univers intérieur et m’exprimer à travers la matière picturale me semble plutôt naturel, pour autant je ne milite pas pour cette forme de création plutôt que pour une autre. Aujourd’hui, beaucoup de notre vie passe par la machine « ordinateur », du travail plastique à la rencontre amoureuse, mais il est et ne reste qu’un outil. Je travaille la matière et l’écriture automatique comme un prolongement de ma propre matérialité. Je suis faite à 65% d’eau et je respire comme un arbre ! Je tiens vraiment à ce lien sensuel avec la matière quand je crée. Une toile peinte est cependant un objet matériel qui se rajoute au monde. Contrairement à la performance ou aux installations interactives, le temps de la contemplation de l’œuvre picturale n’est jamais en synergie avec le temps de création de l’artiste. Tout se vit dans la contemplation et en décalage avec celui qui l’a créée. Toutefois, j’aspire à faire évoluer mon travail afin d’y inclure une interactivité. Comment ? Je suis en train d’y songer…

Le travail traditionnel du peintre est-il désacralisé par le monde actuel ?

Erika Urien : Au contraire, l’ouverture offerte à l’expression artistique permet d’autant plus aux autres moyens d’expression d’exister. Au temps de l’invention de la photographie, on a cru que la peinture allait disparaître or cela lui a permis de s’approprier d’autres territoires d’expérimentation. Il en est de même aujourd’hui grâce à l’existence des technologies. À cet égard, le collage est une technique d’hybridation, ancrée de ce fait dans la modernité. L’art contemporain est friand de métissages, je ne sépare pas la pratique picturale du reste des expressions plastiques actuelles, qu’elles utilisent ou non les nouvelles technologies.

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1 février 2015 7 01 /02 /février /2015 20:26
Recension de La condition pénitentiaire par la revue Le lien social
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16 novembre 2014 7 16 /11 /novembre /2014 17:08
Recension du livre de Tony Ferri, Le pouvoir de punir.

Recension du livre de Tony Ferri, Le pouvoir de punir.

 

 

 

 

http://www.psyetdroit.eu/wp-content/uploads/2014/10/DB-Le-pouvoir-de-punir.pdf

 


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16 novembre 2014 7 16 /11 /novembre /2014 17:04

 

Recension du livre Prière d'insérer effectuée par Adeline Scherman Nebojsa.

 

 

couv dragan.pdf-pages(1)

 

http://www.psyetdroit.eu/wp-content/uploads/2014/11/ASNDB-Prière-dinsérer2.pdf

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22 avril 2014 2 22 /04 /avril /2014 20:11
Le petit noir de Balkans de Dragan Brkic : arômes amers

Ecrit par invite. Publié dans > |, Littérature

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Le petit noir des balkans, brkic

Publié le 22 avr 2014

 « Ce qu’on devrait appeler miracle, c’est que l’homme arrive à comprendre un fait inexpliqué ». Ces mots de Dragan Brkic, si justes, nous plongent dans la Yougoslavie d’avant la guerre. La Yougoslavie fantasmée, celle qui a donné naissance, sans que l’on ne parvienne jamais à comprendre pourquoi, à l’une des pires boucheries du XX° siècle.

L’auteur part à la recherche de cette raison qui pourrait expliquer l’horreur et sur laquelle personne n’a pu encore mettre le doigt. Pourquoi la vie, d’un seul coup, se trouve déchiquetée ?

Le petit noir des balkans, brkicL’auteur fonce, avec la volonté de tout dire, celle d’être bien compris. Expliquer comme il faut « les rudiments de ce micmac « yougo ». Il faut déconstruire ces incompréhensions nouées au fil des pages de nos quotidiens, de nos mensuels et magazines, qui nous détruisent ou nous laissent muet de stupeur.

Un fil directeur tout au long de l’ouvrage : le café. Le petit noir des Balkans. Les personnages émergent des vapeurs de café. Autant de tasses comme autant de portraits : un vieux traducteur malade, la mère déracinée et perdue, le père… Peut-être nous aideront-ils à comprendre ?

Non. Ils laissent s’étioler le peu de vie qu’il leur reste, le peu de temps d’humanité encore disponible, pas encore gâchée et piétinée. Cet abandon serait presque comique si nous n’en connaissions l’issue tragique. Que peut-on faire encore puisque le destin est scellé ? Partager un dernier café. Et parler. Les mots qui ne servent à rien. Les laisser s’envoler, tout là-haut, là où quelqu’un comprend peut-être quelque chose. Mais on en doute : les mots sont si légers, une brise à dû les disperser avant qu’ils n’atteignent leur destinataire. Ils sont si légers qu’on est bien obligé de constater qu’il n’y a plus rien à faire dans ce monde où on aspire à un néant reposant.

« Devant nos tasses à café, la vie, sa dureté, sa beauté, c’était l’évidence même ! Il ne nous restait plus qu’à regarder et patienter, en songeant au moment où, à un endroit de cet espace-temps, nous nous retrouverions pour boire une tasse de café, en nous humectant le gosier de l’arôme de l’éternité – et que ce moment, ce morceau de temps, ça ne soit pas autre chose que ce fameux “rien” ».

Jusqu’à la fin. Avant ? On attend. Que le ciel s’effondre, que la terre tremble, que les voisins avec qui on s’entendait pourtant si bien ne brandissent leurs armes pour nous trouer la peau.

De quoi s’agit-il au fond dans ce livre ? Mener une réflexion ? Faire un état des lieux ? Plutôt établir le constat d’un pays qui se décompose. La description de cet état aujourd’hui disparu, si mal connu, qui a été le théâtre d’un des moments les plus durs de notre histoire. Où a-t-on planté la graine et quand ? Qui ? Qui est ce jardinier mal intentionné ? Dragan Brkic nous offre enfin l’identité du tueur : l’ennui. La « démission générale ». Voilà qui devrait nous pousser tous à réfléchir, avant que les tasses ne soient à nouveau brisées, que le café ait un goût amer et que la folie se déverse sur terre.

Adeline Scherman Nebojša

Le petit noir des Balkans, Dragan Brkic, 2004, 13€. Editions Publibook
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21 avril 2014 1 21 /04 /avril /2014 19:21

 

 

La toute petite fille monstre    link

 

 

Ecrit par Dragan Bkric. Publié dans > |, Littérature, Politique

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adeline scherman, fille monstre

Publié le 16 avr 2014

 La toute petite fille monstre (éditions Lunatique – 2013) est le premier roman d’Adeline Scherman Nebojša, ex-journaliste qui a vécu quelques années en Serbie. Oeuvre de fiction, le récit s’inspire de faits réels. L’écrivaine, amoureuse de l’ex-Yougoslavie, ne s’est pas lancée dans une œuvre facile.

S’essayer à raconter l’innommable, le crime de guerre, le caractère monstrueux de l’être humain, n’est pas une chose aisée. D’autant plus qu’elle s’y attache par le biais d’un conte philosophique, en éludant soigneusement l’usante trame narrative des récits de guerre, généralement adoptée par ceux qui se lancent dans ce genre littéraire polémique. A fortiori, pour relater l’histoire véridique du criminel de guerre Goran Jelisić et de sa jeune compagne Monika (les faits ont eu lieu en Bosnie-Herzégovine durant l’année 1992), l’auteur emprunte un style quasi lyrique, rythmé par des phrases aussi concises que métaphoriques, s’attachant à croquer de façon allégorique le tréfonds ignominieux de l’âme humaine pervertie par la mécanique libertaire du crime.

Monika Ilić Simonović

Pour décrire la monstruosité de Goran – l’homme –, l’écrivaine n’a nullement besoin de s’éterniser sur des images ou des faits, tellement l’Histoire regorge d’archétypes de ce genre d’olibrius assoiffés de sang. Sa transformation a été des plus simplistes : « Il faut croire que la guerre transforme les pêcheurs en bourreaux ». Le pauvre hère a tout de suite ressenti qu’avec une arme et un uniforme il accèdera à ce qu’il n’avait jamais eu auparavant : la puissance, la domination des autres, voire le respect (forcé) de leur part. Ainsi « la question du sens de la vie disparaît si la mort n’est rien de plus qu’une étincelle ».

En revanche, analyser l’expérience d’une meurtrière, la chose n’est pas commune. Les femmes vivent en général en marge des carnages. L’auteur, à travers les émois de cette jeune héroïne, interroge de manière sous-jacente sur la responsabilité du sexe féminin. Les femmes ne sont-elles pas censées avoir pour attributs la douceur, la maternité, la beauté, le désir, le sens de la préservation de la vie ? Ne doivent-elles pas alors assumer un rôle de gardienne face à la monstruosité masculine et la détresse des victimes ? Pourquoi ne pas imaginer une grève du sexe dans les situations de conflit ? Que nenni, rien de tout cela chez Monika constate Adeline Scherman Nebojša qui livre dans ce premier roman une véritable autopsie féminine du crime, en racontant la trajectoire (im)morale d’une jeune adolescente qui s’est entichée du machiavélique Goran, surnommé par certains le Adolf serbe – reductio ad Hitlerum bien facile, les crimes sont toujours plus rouges dans le charnier du voisin…

La jeune Monika avait 16 ans lors de sa rencontre avec Goran à Brčko, localité du nord de la Bosnie-Herzégovine sur le bord de la Save. Cette petite tête vide, électrisée par le nationalisme ambiant, s’éprend  du soudainement majestueux policier qui lui offre le pouvoir de faire souffrir à sa guise ses compatriotes. Bien vite, elle y trouve une quasi-jouissance charnelle. La narratrice – en quelque sorte le surmoi de Monika – avoue que « La beauté ne peut trouver son siège qu’à la frontière la plus ultime de la souffrance ». Et va jusqu’à se poser des questions sur le sens de la rapidité des exécutions. « Mieux vaut l’honnêteté d’une rafale de mitraillette que le supplice de l’espérance ». Et quel effet produirait sur elle d’épargner une victime ? À cela son for intérieur répond implacablement qu’« il n’y a pas de sens profond à la vie. Pas de sens qui transcende ». « La fidélité des morts est la seule sur laquelle elle puisse compter… »

Après la rupture avec Goran, sa quête intérieure se poursuit dans la vie normale et prosaïque en Serbie. Paradoxalement, la dureté de la paix la rattrape. « La stabilité prend possession petit à petit de son existence. »  « Et c’est terrifiant  pour elle. La tranquillité l’affole au plus haut point », car « à Brčko, l’explosion des règles lui avait offert l’opportunité d’assouvir une soif ». Mais la paix, c’est plus dur. « Elle n’est pas faite pour la paix », déclare la narratrice. En contrepoint du pointillisme de la guerre, « le bonheur n’est pas assez exigeant », se persuade-t-elle pour trouver en quelque sorte un fondement à la stupidité des crimes et des tortures.

adeline scherman, fille monstreSi bien que dans le réel, elle n’a strictement aucune raison d’être. « S’il n’y a pas d’utilité à la vie, pourquoi être constamment empêchée de profiter de cette incroyable liberté conférée par l’absence totale de responsabilité ? » La seule chose qui la faisait vivre, c’était l’attirance envers ses amants : Goran, Sergueï et Marjana. Mais elle ne les aimait pas finalement. Elle les utilisait chacun à leur façon : l’un pour la liberté, l’autre pour son épaule rassurante, et la dernière pour son innocence feinte. Au demeurant, Monika essaie d’être à rebours « comme il faut dans ce monde ». En fait, elle vit par défaut. Ce qui l’horripile au plus haut point après avoir vécu l’intensité existentielle de la guerre, c’est la morale sociétale. « Morale qui arrive directement dans le sillage de la paix. Mais la paix, au fond, c’est la servitude. La soumission aux impératifs de la cohabitation, aux conditions, aux compromis, aux obligations. Ce dont elle rêve, c’est un pays sans lois, sans églises, où seul le désir compte ». « Dieu que la paix est chiante » s’exclame-t-elle à foison.  Chez elle, « le Bien et le Mal ne sont dictés que par les impérieux ordres du cœur. »

En comparaison, la vie morbide avec Goran était beaucoup mieux. Mais, tout bien réfléchi, elle ne l’aimait pas ce gars-là. « Elle l’a choisi parce qu’il était un rempart et parce ce qu’il lui laissait la plus entière des libertés ». Son besoin à elle, au regard du vide, était de se sentir exceptionnelle. En cela, elle estimait avoir « le courage de la haine » qui lui donnait de la hauteur, sa grandeur à elle, considérant ses actes comme une règle de la Nature. Tant et si bien que si c’était à recommencer, elle égorgerait, éventerait de nouveau. Juste pour dominer son prochain, pour le plaisir d’exister plus intensément que dans la réalité normale…

Condamnations et femmes en noir

Les crimes de Goran ayant été condamnés par le tribunal international de La Haye à 40 ans de prison, ceux de Monika l’ont été par la Justice bosnienne à 4 ans. Deux autres femmes ont également été condamnées, une bosnienne et une croate. Y a-t-il une morale qui se détache clairement de cette histoire, si ce n’est celle évidente d’une page de barbarie ? Le lecteur découvrira la genèse criminogène romancée de cette femme « exceptionnelle » et les leçons qu’en tire l’écrivaine Adeline Scherman Nebojša.

Ce qui peut être rajouté à cette sorte d’allégorie sur l’essence libertaire, c’est l’émergence des protestations des femmes en noir à Belgrade dès le début de la guerre d’ex-Yougoslavie en 1991-1992. Ces femmes ont appelé à l’époque les mobilisables à la désertion et organisé depuis 1991 plus de 1000 manifestations dans 15 villes de Serbie, 3 du Monténégro et 3 autres de Bosnie-Herzégovine. Elles ont combattu avec leurs armes féminines devant l’indifférence générale des médias occidentaux qui s’attachaient plutôt à filmer la haine masculine. En contrepoint de Monika, qui ne savait pas quoi faire de sa vie, ces femmes avaient conscience de son intérêt, du besoin de règles, de religions, d’échanges.

Il faut lire ce petit ouvrage pour s’imprégner de la réalité humaine néfaste qui nous guette dans notre dos. D’une certaine manière, la littérature sauve cette Monika désespérée qui n’avait rien en sus du plaisir de la chair. Ni de foi, ni conviction, passions, centres d’intérêt, règles de vie…

 

La toute petite fille monstre, Adeline Scherman Nebojša, mars  2013, 18€. Éditions Lunatique, Le bas livet, 53380 La Croixille.
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14 avril 2014 1 14 /04 /avril /2014 20:21
La condition pénitentiaire, Essai sur le traitement corporel de la délinquance

Ecrit par invite. Publié dans > |, Faits de société, Politique

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La condition Pénitentiaire, Essai, traitement corporel, délinquance, Tony Ferry, Dragan Brkic

Publié le 23 oct 2013

 Au moment historique où une bonne partie de la société française et de son opinion publique manifestent les symptômes d’un « populisme pénal », où la sensibilité de l’époque est plutôt du côté répressif et punitif, et où la majorité des initiatives pour l’humanisation du système pénitentiaire sont souvent associées au laxisme et à « l’évangélisme pénal », le livre La condition pénitentiaire prend la distance réflexive et le discernement affectif par rapport au « sécuritarisme ambiant » de notre époque. Il en éclaire les questions sociétales fondamentales et les conséquences psychologiques de l’enfermement sur l’individu.

Loin des faits divers et des arguments sécuritaires qui dominent dans l’espace politico-médiatique, mais sans aucun relativisme normatif, les deux auteurs nous invitent à réfléchir sur les questions de fond qui concernent le sens d’une sanction et leurs conséquences sur le corps et le psychisme humain en mettant l’accent sur la subjectivité et la dignité humaine.

Dans la première partie du livre, le philosophe Tony Ferri nous éclaire sur l’évolution historique des mesures pénitentiaires et des traitements corporels jusqu’à l’époque contemporaine et la mise en place de la surveillance électronique. Influencé par le militantisme et le langage conceptuel de Foucault et de Baudrillard, et dans l’esprit déconstructiviste de Derrida, Tony Ferry nous montre que les moyens modernes de surveillance électronique portent en soi, malgré la volonté humaniste d’éviter les châtiments corporels, le risque de l’intériorisation d’une punition, de l’aliénation et de la perte d’autonomie d’un sujet.

À la différence de l’approche analytique et historico-conceptuelle de Tony Ferri, l’auteur Dragan Brkic, fortement influencé par le « rationalisme et le pragmatisme scandinave » en matière de réflexion pénitentiaire, propose une critique empirique et phénoménologique des effets de l’incarcération dans le monde moderne avec toutes ses conséquences somatiques, psychologiques, cognitives et émotionnelles. Il n’hésite pas à mettre l’accent sur le manque d’une réelle volonté politique pour améliorer la condition pénitentiaire contemporaine.

Malgré leurs différences stylistiques et méthodologiques, les deux auteurs arborent une grande cohésion conceptuelle et donnent l’impression d’une nouvelle vague universaliste et d’une sorte de contrecourant idéologique par rapport à notre époque caractérisée par la domination du tout répressif et punitif. Au moment d’un débat tronqué sur la réforme pénale, marquée par la proposition d’une nouvelle mesure de probation (la contrainte pénale), ce livre pose des questions essentielles pour notre époque :

Est-ce que le système pénal moderne socialise ou désocialise l’individu ?

Est-ce qu’il assagit la personne incarcérée ou la rend plus revancharde envers la société ?

Est-ce que les nouvelles méthodes de surveillance électronique – prétendument moins éprouvantes pour le corps – sont plus douloureuses psychologiquement ?

Les auteurs ne nous donnent pas de réponses tranchées et toutes faites, mais ils posent la question fondamentale de la nécessité rationnelle dans le traitement pénitentiaire sans jamais oublier la responsabilité individuelle. À une époque où l’on conçoit généralement la délinquance de façon émotionnelle et affective, l’attitude rationnelle et dépassionnée de ces deux auteurs apporte un équilibre indispensable aux recherches de nouvelles solutions pour un traitement pénitentiaire humaniste adapté à la société du 21e siècle.

                                                                      Dragan Teodorovic

 La condition pénitentiaire, Essai sur le traitement corporel de la délinquance, Tony Ferri et Dragan Brkic, (Harmattan, coll. « Questions Contemporaines », octobre 2013), 156 pages, 17€
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14 avril 2014 1 14 /04 /avril /2014 20:14

 

Footness ou le foot dégénéré par le people et le pognon

Ecrit par Tony Ferri. Publié dans > |, À la une, Education, Faits de société, Politique

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football_feux_supporter

Publié le 12 mar 2014

Après ses deux précédents romans phare à portée autobiographique que constituent Le Petit Noir des Balkans (Éditions Publibook, 2004) et Prière d’insérer (Éditions Goater, 2009), Dragan Brkić nous livre ici, avec Footness, un troisième roman assurément original et de très bonne facture. Au moyen d’un savant mélange percutant, Dragan Brkić nous invite en effet, par ce livre aux accents de polar serti de suspense, à nous plonger au cœur d’une intrigue nauséabonde, dont le noyau s’articule autour de la méticuleuse et complexe collusion entre, d’un côté, l’univers du football et, de l’autre, le monde de la finance, les loges secrètes, la classe politique.

footnessMénageant un suspense haletant, apportant progressivement, et à point nommé, l’éclairage dont a besoin le lecteur, l’intrigue déploie, au long du déroulement du récit, toute son efficacité et toute sa force de persuasion, de sorte que l’on ne manque pas d’être continûment happé à la lecture par le vertige des manœuvres et des arrangements conduits en sous main par ceux qui sont à la tête de ces puissants et nébuleux réseaux politico-financiers – ainsi de celui nommé « Footness » -, et que ce n’est, au fond, qu’au terme du livre que s’agencent les derniers éléments essentiels du puzzle.

Autant dire qu’avec ce livre, Dragan Brkic fait vivre au lecteur une histoire foisonnante chargée d’aventures singulières et de rebondissements incessants. Au programme, notamment : un riche voyage à La Barbade, en Martinique, à Londres… ; la découverte de personnages aux visages truculents et variés, comme, par exemple, Pascal, l’honnête professeur de français, ou Garance, la maîtresse à la personnalité plutôt mystérieuse, ou encore l’inquiétant Christian Lavitre, le meneur diabolique du réseau « Footness »… ; la visite des coulisses des loges secrètes…

L’ensemble du récit s’organise autour de deux personnages clés, à savoir Domenn et Vincent. Il n’est pas inutile de présenter maintenant, sans s’y appesantir, ces deux protagonistes, tant ils vont évoluer, non seulement par la force des choses, mais en raison même de leurs réelles aptitudes à l’enquête et à l’espionnage, ainsi que de leur sagacité, dans le sens des parfaits trublions se révélant à même de contrecarrer les plans malsains du réseau « Footness » :

D’abord Domenn y est présenté comme ayant été marqué par une existence laborieuse et difficile, qui a fait de lui un « crève-la-faim de la vie » (p. 29). C’est en se rapprochant du sport, et plus particulièrement du football, puis, plus tard, vers l’âge de 17 ans, du volley-ball, qu’il s’est senti en état de surmonter bien des obstacles et de se réaliser individuellement, et ce malgré les coups du sort, malgré un destin gâché par un milieu social déshérité et une orientation scolaire exempte de sérieux, qui l’ont conduit à devenir, non pas ce sportif pourtant prometteur, mais cet employé de commerce durant une quinzaine d’années. Sa relation au sport a été une relation mêlée d’espoir et de désillusion. Dans le sport – à l’égard duquel, au demeurant, il ne s’est jamais départi -, il voyait tant un moyen de survie et d’épanouissement personnel qu’une réalité-miroir de la société où sévissent violence et injustice. Ses racines permettent d’apporter, selon l’auteur, un éclairage sur sa vision partagée et nuancée du football :

« Enfant d’immigrés slovène et italien, ayant eu des difficultés à s’intégrer dans la société, le foot avait joué pour lui un rôle salvateur, constitué un monde parallèle dans lequel il avait pu se réfugier » (p. 29). Son origine notamment italienne n’était pas sans lien avec sa passion, quoique mesurée, pour le ballon rond. « Du sang italien coulait dans ses veines », précise encore l’auteur à son endroit (p. 45).

Notons qu’à ses racines européennes s’ajoute son authentique attachement à la Bretagne et à son équipe de football (p. 21).

Assurant sa subsistance tantôt par de menus travaux commerciaux, tantôt par la perception de l’allocation chômage, Domenn a réussi, parallèlement, à préparer et à obtenir un diplôme universitaire relatif au sport.

Vincent, lui, y apparaît comme l’ami d’enfance de Dommen, épris, comme son vieux camarade, de football. Sa particularité réside dans le fait qu’il travaille pour un cabinet international de consulting sportif, dont le but affiché est de valoriser l’image du football (p. 34) :

« Mais qui était en réalité ce Vincent omniscient sur le foot et le sport ? Domenn avait revu cet ancien copain d’enfance l’année précédente, en début de saison de Ligue 1, à l’occasion du sempiternel match Stade Rennais -Grand Paris » (p. 21).

Il est à remarquer que, avant de mener une carrière de journaliste sportif, Vincent a songé un instant à sa possible intégration dans le monde du football professionnel :

« Vincent tentera l’expérience professionnelle en signant un contrat d’aspirant-stagiaire au club professionnel local. Mais ce dernier ne connaîtra jamais les joies de jouer devant un public » (p. 31).

footness, dragan, brick

Stade de football (courtoisie de B92)

Si, sur le plan du récit, l’intrigue se noue autour de la disparition de Vincent et l’enquête qu’elle va impliquer, elle est également l’occasion de proposer à la réflexion un certain nombre d’interrogations et d’idées pour le moins philosophiques sur la place et le rôle du sport en général, et du football en particulier. C’est en effet autour de la soudaine « évaporation de son camarade » (p. 45) que Domenn va être brusquement conduit à endosser les habits du détective, à approfondir la question du lien entre la disparition de Vincent et les enjeux autour du football, à suivre les méandres filandreux des sombres complots politico-financiers se trouvant au cœur des grands événements sportifs, et à participer finalement à la mise au jour des problèmes insondables de notre condition d’homme moderne dont le monde footballistique en constitue comme le « nœud tragique » (p. 44).

On l’aura compris : outre son lien manifeste avec la tradition du polar, Footness se donne comme un roman à thèse, comme un livre qui suscite, en dernière instance, et de manière féconde, interrogation et réflexion. Et de fait, sur un plan philosophique, au moins deux grandes thématiques, deux grandes idées-force, se dégagent de ce roman étonnant :

1° La thématique du rapport foncier entre football et vie :

Par la bouche de Domenn, l’auteur expose l’idée que : « Le foot ressemble à la vie » (p. 35) ; que : « Le football est semblable à la vie : l’injustice y règne… » (p. 98).

Dans le livre, apparaît effectivement en filigrane, et de manière insidieusement permanente et insistance, l’idée que le football est le haut lieu de l’injustice, le territoire de la reconduction de tous les travers qui se rencontrent dans la société. Dans ces conditions, il y a lieu de voir que l’engouement pour le football vient précisément de sa parenté avec la vie, de son lien étroit avec l’existence banale ; qu’il procède de la reproduction des vices sociaux et de sa fidélité aux mécanismes impurs comme ceux du mensonge, de l’injustice et de la tricherie. Autrement dit, D. Brkić donne à comprendre, dans ce livre, que les gens adhèrent d’autant plus au football qu’ils peuvent s’y reconnaître et réagir selon des schémas déjà intériorisés et largement partagés dans la vie commune. Le succès du football semble, dès lors, résulter, selon lui, précisément du fait qu’il se communique quasi exclusivement comme reflet de la société, dont le propre est que les inégalités et les disparités sociales y sont patentes. Par où l’on voit que, réciproquement, selon le schéma exposé par l’auteur, si le football se proposait d’être le garant de la livraison d’un modèle permettant la réalisation de la justice, il en résulterait alors une dilution des repères sociaux habituels, une inadéquation entre vie sportive et vie sociale, et fatalement une désorientation des supporters qui serait lourde de conséquences : l’établissement d’une équité sportive provoquerait, en effet, au grand dam du sport, une désaffection des milieux sportifs, parce que les supporters et les fidèles ne trouveraient plus ni d’écho ni d’harmonie entre critères sportifs et critères de la vie communautaire. C’est pourquoi, selon pareille optique, il est requis que le principe de pérennisation du sport, et surtout du football, réside dans le maintien de l’inégalité et du déséquilibre.

De là s’ensuivent deux conséquences :

  • d’abord, celle que l’auteur nomme tantôt la « popularisation », tantôt la « peopolisation » à travers le football (p. 77). Cette conséquence évoque la volonté de fidéliser le public au football, d’élargir même son filet d’influence et d’emprise, en vue de servir officieusement des intérêts pour le moins financiers et capitalistiques ;
  • ensuite, celle que l’auteur subsume sous l’expression de « footballisation du monde » (p. 91), et qui se rapporte à l’adage de ses défenseurs, à savoir que « si Dieu existe, il est à parier qu’il est footballeur » (p. 99). Ce processus de footballisation du monde consiste, en fait, en un puissant « faire-valoir du capitalisme » (p. 91), et se donne, dès lors, comme le parfait pendant de la propagation des idéaux de la dérégulation libérale et marchande.

2° La thématique du rapport complexe entre football et politique :

footness, dragan, brick

Stade de football (courtoisie de B92)

Dans le livre, s’affrontent nettement deux visions politiques du football, deux manières antagoniques d’envisager les règles du jeu : d’un côté, on relève les partisans du football tel qu’il se pratique depuis toujours, selon des règles injustes et contestables, où prédominent l’erreur d’arbitrage et les coups bas des joueurs, sur fond de gains financiers pour le moins outranciers qui profitent à ses organisateurs et à ses décideurs ; d’un autre côté, on note les tenants d’un football rénové, où les règles du jeu doivent aussi bien se réélaborer plus sainement et justement, que s’adosser à l’usage des bons côtés de la technique, ainsi de l’aide à l’arbitrage par vidéo impliquant la possibilité de la rétroactivité des décisions de l’arbitre et le renforcement de la fiabilité du contrôle arbitral. Autrement dit, le conflit y oppose les adeptes d’un football empli de l’esprit libéral à ceux d’un football façonné par une éthique sportive. Où l’on voit, dès lors, que si les uns considèrent que la mise sous tutelle du football à des fins de spéculations politico-financières est de nature à alimenter une effervescence sociale et médiatique et à réjouir des supporters subtilement manipulés, les autres estiment, à l’inverse, que la remise à plat des règles du jeu et des conditions d’arbitrage, ainsi que la nécessaire redéfinition d’une éthique sportive resserrée autour des idéaux éducatifs et collectifs sont propres à élever la jeunesse et à lui proposer enfin une conduite respectueuse du vivre-ensemble. Bref, de manière générale, le sport comme redressement et droiture s’y heurte profondément au sport comme dérégulation et marchandisation :

« La philosophie ethno-libérale réutilisée à ce point-là est une théorie servant uniquement les intérêts des classes privilégiées mondialistes éparpillées dans de micro-régions identitaires symbolisées par des clubs omnipotents et un supportérisme fascisant. Dans cette perspective, le foot est utilisé comme anxiolytique d’un monde moderne aliéné. A l’inverse, si la recherche de vérité était érigée en principe universel dans le sport, les gens s’y habitueraient automatiquement. En cette hypothèse, c’est la fonction éducative et citoyenne qui prédominerait. Du coup, les citoyens demanderaient par imitation la même justice dans la vie » (p. 93-94).

Dragan Brick

Dragan Brkic

Sur le plan politique, cet antagonisme se matérialise par la confrontation entre deux pôles réticulaires, dont les ramifications sont autant nombreuses qu’opaques. Et il y a lieu de constater que l’auteur donne à voir cette opposition, qui est indexée sur deux idéologies contradictoires et irréconciliables, comme la forme d’une bipolarisation des forces en présence, comme le retour d’une coupure irrémédiable entre deux camps ou clans pour ainsi dire en guerre :

« Deux camps s’affrontaient explicitement : celui des ‘vertueux’, potentiellement membres du Réseau, qui étaient pour le changement, présent dans les pays où régnait encore une dimension éthique, comme la France ; et des ‘simplistes’, majoritairement contre, qu’on pouvait inclure dans le mouvement Footness, plutôt situés là où persistait une vision archaïque du sport, comme en Italie, Russie, Angleterre, Autriche et Les Balkans ». Et l’auteur d’ajouter aussitôt : « Si la dissension s’était poursuivie et élargie géographiquement, l’Europe n’aurait pas été loin de redécouvrir les tensions d’un monde bipolaire. En lieu et place de la terreur atomique, on aurait eu la frayeur de la vraie justice… » [c’est nous qui soulignons] (p. 82).

Du théorème de l’auteur selon lequel le football est le miroir de la vie, il s’ensuit que cette guerre entre les deux camps a pour théâtre le cadre de l’existence sociale elle-même, les stades et les rues, les rassemblements populaires dans les espaces urbains, et ce au nom du rétablissement d’une équité sportive ayant dorénavant préséance sur les exigences traditionnelles de l’accomplissement de la justice au sein de la société. Ce recul ou ce déplacement, au sein de la communauté, de la prééminence ordinairement accordée aux valeurs sociales et citoyennes au profit désormais de la primauté de considérations sportives unilatérales ou emblématiquement intéressées porte la marque d’un bouleversement dans la hiérarchie des représentations, et ne manque pas de caractériser la puissance dévastatrice du football quand il est relayé par le pouvoir imbriquant intimement la realpolitik et la finance. Ce déplacement est fortement illustré, dans le livre, par l’inacceptable et injuste défaite de la France face à l’Italie, lors de la Coupe du Monde au Brésil, qui provoqua, très tôt dans le récit, manifestations et heurts hémorragiques :

« D’un coup, des salariés stoppèrent leur travail et sortirent dans la rue en direction des centres-villes. De mémoire de Gaulois contemporain, on n’avait jamais observé de telles foules rassemblées pour la défense d’une cause si éloignée des préoccupations premières. Cela dépassait l’envergure des manifestations pour l’école libre, contre le CIP, le CPE, la réforme des retraites ou le mariage gay » (p. 51-52).

La finale rocambolesque de la Coupe du Monde à Rio caractérise donc, dans le livre, l’étape décisive du franchissement du seuil de tolérance par laquelle non seulement les supporters, mais encore le commun des hommes, n’admettent plus la tricherie et la violation des règles sportives – violation qui sonne dès lors comme la transgression des règles de droit, comme un événement pour ainsi dire criminel :

« Il y avait eu l’agression immonde de Schumacher en 1982, la provocation diabolique de Materazzi en 2006, la main oubliée durant le Championnat d’Europe 2008, l’expulsion infondée du goal à Belgrade en 2009, la paluche vicieuse de Henry contre l’Irlande, les comportements indignes de l’équipe de France en Afrique du Sud et en Ukraine, et le but annulé sur un hors-jeu inexistant contre l’Espagne. Et puis là, le summum de l’injustice, cette insoutenable finale à Rio… » (p. 52).

Au total, ce livre ravira aussi bien les inconditionnels du sport que les philosophes, aussi bien les aficionados du polar que les journalistes sportifs. Dans un style fin et inimitable, Footness lève habilement le voile sur quelques-uns des aspects dramatiques qui entourent la fascination savamment entretenue pour le football et sur le dévoiement consternant de la fonction noble du sport. Tant et si bien qu’en contrepoint de cette peinture d’une réalité crue du football s’y dessinent graduellement les contours de ce que devrait être le sport aujourd’hui.

Footness Dragan Brkić, Éditions Publibook, janvier 2014, 272 pages, 23 €

 

 

Footness

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26 janvier 2014 7 26 /01 /janvier /2014 16:26

Ceux qui ont suivi les affres du tout nouveau gentilé des habitants d'Ille-et-Vilaine ne seront pas surpris de cette confusion générale autour d'un terme artificiel imposé par des technocrates ayant décidé de s'inscrire dans l'histoire de peur de ne pas y être mentionnés. Pour les autres, il suffit de lire ce qui suit pour comprendre l'inutilité de cette appellation et de la précipitation dans laquelle elle a été choisie par un comité de soi-disant experts.Patrick Jéhannin a déjà décrit sur son blog, être ou ne pas être bretillien, les liens existants entre le Conseil Général et le quotidien Ouest-France, lequel ne se prive pas de citer ce nom au détriment des citoyens qui n'en veulent pas unanimement (sondage réalisé par Patrick Jéhannin).

Le dernier Ouest-France dimanche (du 25/01/2014) nous fournit une illustration parfaite de cette volonté et de cette insuffisance des journalistes quant à son utilisation. Sur la une de la page centrale, de ce qu'ils appellent un cahier et dont on devine très difficilement le numéro de page, tellement le journal nous est donné de manière désorganisée, on peut lire le titre flatteur : Le Finistère fait de l'oeil aux "Bretilliens" (écriture stricte du gentilé offert par les cervelles du comité d'experts). Alors que dans la page  21 du cahier sport on aperçoit dans le chapeau au sujet du Rennes volley : Après deux sets appliqués, les Brétiliens se sont relâchés. Voilà deux écritures du terme différentes peu de temps après qu'il a été lâché par le Conseil Général.

La première réflexion qui nous vient à l'esprit, en dehors du fait de l'évidence d'un mauvais nom, voire hideux, est de se demander comment un comité d'experts a pu nous créer un mot sans une orthographe et une phonétique précises ? Somme toute, nous nous sommes fait berner, et les journalistes de Ouest-France participent à l'envi à cette mascarade. Messieurs et mesdames les journalistes, il est encore temps de sauver l'honneur et les apparences. Revenons à la réalité. Nous sommes des habitants d'Ille-et-Vilaine. Un point c'est tout...


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